Souveraineté alimentaire : un scandale made in France - Dossier thématique Rapport #4
28 millions d’hectares de terres agricoles, c’est assez pour nourrir la population française et même plus. Mais en dédiant 43 % de ses terres à l’exportation, la France hypothèque sa souveraineté alimentaire : la surface disponible par habitant pour se nourrir est réduite à 2 100 m2, soit à peine la moitié de ce qu’il faudrait pour nourrir une personne.
Pour combler le déficit, l’augmentation de nos importations contredit le discours ambiant d’une puissance agricole qui nourrit le monde. Notre modèle agricole est si absurde que nos terres ne nourrissent ni ceux qui la travaillent, ni ceux qui vivent autour.
Terre de Liens analyse dans ce nouveau rapport les implications foncières d’un tel paradoxe et explore les solutions à l’œuvre dans les territoires. Pour atteindre la souveraineté alimentaire, c’est tout le système agricole et alimentaire qui doit évoluer. C’est la manière dont on produit, transforme, distribue et consomme l’alimentation. Dans les territoires, cette évolution est déjà à l'œuvre. Avec ce rapport, Terre de Liens appelle les autorités nationales à répondre à l'appel citoyen et paysan pour accélérer la transition agricole et alimentaire.
La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires.
La Via Campesina, 1996
Du champ à l’assiette, des milliers de kilomètres
La moitié du territoire français métropolitain est agricole, mais sait-on vraiment ce que produisent les terres qui nous entourent ? Que devient le blé une fois moissonné ? Où part le lait une fois collecté ? Du champ à l’assiette, il n’y avait qu’un pas, il y a désormais des milliers de kilomètres.
Une puissance agricole, accro aux importations
Avec 28 millions d’hectares de terres agricoles, couvrant la moitié du territoire métropolitain, la France peut nourrir jusqu’à 130 % de sa population.

Pourtant, si on regarde la couverture réelle de la consommation par la production nationale, de nombreux indicateurs passent dans le rouge. Alors que la France produit plus que de besoin dans certaines filières, nous importons les mêmes produits pour couvrir la consommation nationale. Cette situation ubuesque s’explique d’un côté par l’insertion de l’agriculture dans le commerce international et de l’autre par la montée en puissance de l’industrie agroalimentaire.

Les produits agricoles exportés par la France mobilisent 43 % de la surface agricole utile (SAU) de la France, soit 12,4 millions d’hectares. En contrepartie, notre alimentation mobilise près de 10 millions de terres agricoles (34 % de la SAU française) à l’autre bout du monde pour produire les aliments que nous importons, comme les fruits tempérés, les légumes, la volaille, la viande ovine.
Le problème de la souveraineté alimentaire n’en est pas un. Le vrai problème, c’est qu’on exporte ce que l’on produit, y compris ce dont on a besoin.
Harold Levrel
Les filières d'exportation sont très dépendantes d’intrants importés. Nous importons chaque année 8,5 millions de tonnes d’engrais minéraux pour fertiliser nos cultures, créant une grande dépendance à l’égard des pays comme la Russie ou le Maroc, qui disposent des minerais et du gaz pour les produire. Nous importons aussi quatre millions de tonnes de soja d’Amérique du Sud pour nourrir notre bétail. Pour les produire, il faudrait y consacrer toutes les terres agricoles de la Bretagne.
Notre assiette quotidienne est également remplie de produits importés, qu’ils soient frais ou transformés : ⅓ des fruits et légumes, ¾ des pâtes et semoule, ⅓ de la volaille ou encore ¼ de la viande porc que l’on consomme en France sont importés. Derrière ce choix apparent pour le consommateur, il y a une mise en concurrence acharnée des producteurs des différents pays par les acteurs de la transformation et de la distribution (hypermarchés).
Les conséquences de cette guerre commerciale se ressentent directement dans les champs : Spécialisation et agrandissement des fermes, retournement des prairies pour produire plus de céréales, disparition de la moitié des vergers, etc. Aujourd’hui, quatre cultures - blé, orge, colza et maïs - couvrent 55 % des terres arables.

L’élevage a aussi été fortement impactée par cette industrialisation. Il mobilise aujourd’hui cinq millions d’hectares de terres arables pour produire des de l’alimentation animale (maïs, céréales, oléo-protéagineux), dont une partie pourrait être réorientée vers de l’alimentation humaine.
Les paradoxes du système alimentaire
Puissance agricole, la France ? Une puissance pleine de paradoxe quand 16 % des Français déclarent ne pas avoir assez à manger et que les problèmes de santé liés à notre alimentation et à la manière dont elle est produite se multiplient.
Notre régime alimentaire est trop riche et déséquilibré. Trop riche, car nous mangeons deux fois trop de protéines, notamment de protéines animales, et trois fois trop de sucre par rapport aux recommandations nutritionnelles de l’organisation mondiale de la santé (OMS). Selon un rapport publié par le Secours Catholique, le réseau CIVAM et Le Basic en 2024, notre mauvaise alimentation coûterait 12,3 milliards d’euros pour le système de santé.
Enfin, les pesticides, dont l’usage n’a pas baissé malgré les ambitions de la France, se retrouvent dans nos assiettes et dans l’eau que nous buvons.

Les effets néfastes de l’exposition aux pesticides sur la santé et la fertilité sont démontrés sur les animaux. Quant aux humains, des études montrent qu’une plus faible exposition aux pesticides réduit de 36 % les risques de mortalité par cancer, de maladie cardiovasculaire ou respiratoire. Du côté des travailleurs et travailleuses agricoles, certaines maladies liées à l’exposition aux pesticides (cancer, maladie de parkinson, etc.) sont aujourd’hui reconnues comme maladies professionnelles.
Les terres agricoles et leurs usages ont des impacts directs sur l’eau car à un moment ou un autre de son cycle, l’eau passe par le sol. Agir sur les pratiques agricoles est donc un moyen concret et durable pour préserver la ressource en eau.
Lou Crevel, Terre de Liens Normandie
Les zones les plus concernées par les pesticides sont les zones de grandes cultures (70 % des dépenses de pesticides pour 44 % de la SAU) et les zones viticoles (14 % des dépenses de pesticides pour 3 % de la SAU), qui sont également les plus tournées vers l’exportation. Ainsi, l’orientation exportatrice de l’agriculture française a des effets directs sur notre santé.

Souveraineté alimentaire, la France vide ses champs
Depuis 2020, le gouvernement s’inquiète de la souveraineté alimentaire de la France, qu’il mesure principalement à l’aide d’indicateurs de la balance commerciale comme sa capacité d’exportation ou son taux de dépendance aux importations. Mais ces indicateurs ne disent rien de l’accessibilité de l’alimentation, de la santé de la population, de l’indépendance des agriculteurs pour produire une alimentation tout en préservant la terre, l’eau et la biodiversité. Ni du droit de la population à définir son système agricole et alimentaire.
Des terres sans paysans
D’ici 2030, seuls 400 000 agriculteurs resteront en activité, faute de reprise des fermes. Ce déficit de renouvellement des générations agricoles alimente la concentration des terres agricoles et menace la pérennité de certaines filières comme l’élevage bovin. En 30 ans, la taille moyenne des fermes a doublé, avec un nombre d’emplois agricoles en chute libre. L’agriculture française évolue vers un modèle de firmes, où seules les exploitations les plus capitalisées peuvent survivre.

Ces évolutions participent à creuser les inégalités entre les agriculteurs. en haut de l’échelle, 10 % des agriculteurs dépassent les 150 000 euros de revenus annuels ; à l’autre bout, les 10 % des agriculteurs se situent à moins de 15 000 euros. Des revenus qui sont aussi plus fortement impactés par les aléas climatiques et par la volatilité des cours internationaux de matière première. Dans ces conditions, comment convaincre une nouvelle génération agricole de s’installer ?
L’autonomie alimentaire ne pourra être garantie sans les hommes et les femmes qui permettent aux Français de se nourrir et de s’approvisionner chaque jour.
Assemblée nationale, Rapport d’information parlementaire sur l’autonomie alimentaire de la France et au sein de ses territoires, 2021
C’est pourtant la condition de la souveraineté alimentaire. Car augmenter la taille des fermes et réduire le travail humain incite à simplifier les systèmes de production, qui seront alors moins résilients face aux aléas climatiques et plus gourmands en intrants, en pesticides et en eau. Un risque pour notre souveraineté alimentaire. Ce n’est pas vraiment le modèle plébiscité par la nouvelle génération, qu’elle soit issue ou non du milieu agricole : un tiers des nouvelles installations se fait en agriculture biologique et un tiers inclut de la vente en circuit court. Mais la majorité des terres qui se libèrent ne bénéficient pas à ces installations et viennent alimenter la concentration des terres et la financiarisation du secteur agricole.
Des terres sous haute pression
L’industrialisation et la spécialisation des exploitations ont eu des effets dévastateurs sur la terre et sur l’environnement. La mécanisation, l’utilisation massive d’engrais chimiques et de pesticides ont entraîné une dégradation accélérée des sols et une érosion de la biodiversité. Pourtant chaque année, 20 000 km de haies continuent d’être arrachés pour permettre l’agrandissement des parcelles. Cette destruction systématique réduit la capacité des sols à retenir l’eau et accroît la vulnérabilité des cultures face aux sécheresses et aux inondations.

L’eau devient aussi une préoccupation majeure à mesure que sa distribution devient plus aléatoire, alors que les besoins en irrigation augmentent. L’agriculture utilise déjà 2,3 milliards de m3 par an soit plus de la moitié de l’eau consommée en France. Il est essentiel de prioriser les usages de l’eau agricole vers des productions qui contribuent à la sécurité alimentaire.
La dégradation des ressources n’est pas le seul danger qui pèse sur les terres. Chaque année, 30 000 à 50 000 ha de terres agricoles disparaissent sous la pression de l’urbanisation, des infrastructures de transport et de tourisme, des projets industriels. Et d’autres dynamiques réduisent leur orientation pour la production alimentaire. Aujourd’hui, 8 % de la SAU est dédiée à la production de biocarburants, de fibres textiles, de plantes pour des usages industriels comme le carton ou la pharmacie. Demain les besoins en terres agricoles seront bien supérieurs pour respecter la trajectoire de sortie des énergies fossiles et répondre à la demande de produits biosourcés qui se développe rapidement. Des objectifs politiques clairs doivent être posés de manière démocratique pour encadrer ces évolutions et ne pas laisser la terre au plus offrant.
75 ans de déconnexion politique
Ce système alimentaire absurde est un héritage d’après-guerre qui continue d’irriguer les politiques françaises, malgré l’urgence du changement de cap. L’ensemble des maillons du système alimentaire bénéficient de 48 milliards d’euros de soutiens publics en 2021, un levier important si ces aides étaient conditionnées à la transition agroécologique.

15 milliards (31 %) pour la production agricole. Les subventions publiques à l’agriculture française proviennent très largement de la Politique agricole commune (PAC) européenne : 9 milliards d’euros par an, dont 70 % sont attribués sous forme de soutien aux revenus des agriculteurs. Majoritairement réparties en fonction de la surface cultivée, ces aides contribuent à l’agrandissement des fermes, au développement d’une agriculture industrielle et subventionnent des produits destinés à l’exportation.
16 milliards (34 %) pour les acteurs de la transformation et de la distribution. Ces acteurs, très concentrés, orientent considérablement la production agricole et la qualité nutritionnelle de nos assiettes.

Ils dépensent chaque année plus de 6 milliards d’euros en marketing et publicité pour faire la promotion de produits trop gras et trop sucrés, déconseillés par le ministère de la Santé. C’est 5 500 fois le budget du Programme national nutrition santé (PNNS) mené par le ministère de la Santé depuis les années 2000 pour sensibiliser la population à une alimentation plus saine.
L’offre est dans les mains des oligopoles qui déterminent la sécurité alimentaire du monde et la souveraineté qui devrait revenir aux États et aux mangeurs.
Collart du Tilleul
La France s’est progressivement dotée d’objectifs en matière de nutrition, de santé, de préservation de la biodiversité et du climat, de soutien à l’agriculture biologique, de protection des producteurs face à la concurrence déloyale ou au pouvoir de la grande distribution, etc. L’alimentation est par essence un domaine qui croise l'ensemble de ces enjeux, du champ à l’assiette. Pourtant, il n’existe pas en France de politique alimentaire en mesure d’articuler l’ensemble de ces dimensions.
Il est bien question d’élaborer une Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC), annoncée par la loi « Climat et résilience ». Son ambition, déterminer “les orientations d’une politique d’alimentation durable, moins émettrice de gaz à effet de serre, respectueuse de la santé humaine, davantage protectrice de la biodiversité, favorisant la résilience des systèmes agricoles et des systèmes alimentaires territoriaux et garante de la souveraineté alimentaire, ainsi que les orientations de la politique de la nutrition”. Son adoption sans cesse repoussée souligne la difficulté à se doter de moyens ambitieux pour faire évoluer notre système alimentaire dans son ensemble.
Le secteur agricole ne peut vraisemblablement pas opérer sa transition écologique seul, sans que les autres secteurs du système alimentaire évoluent en cohérence.
I4CE, Les Financements publics du système alimentaire français, 2024
Le champ des possibles
De l’espoir à l’horizon 2050
Des études prospectives telles que le scénario Afterres 2050 de Solagro ou le scénario TYFA (Ten Years for Agroecology) de l’IDDRI esquissent une « Ferme France » sans pesticides ni engrais de synthèse, capable de réduire ses émissions de gaz à effet de serre tout en répondant aux besoins alimentaires de la population. Ils convergent vers une même conclusion : ces scénarios ne sont possibles qu’en transformant les pratiques agricoles et les régimes alimentaires. Le changement doit se faire au champ comme dans l’assiette.

Reconnecter la terre et l’assiette dans les territoires
Des dynamiques de transition sont à l'œuvre dans de nombreux territoires, démontrant qu’une alimentation plus saine et respectueuse des terres est possible. Les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT), créés par la loi de 2014, incarnent cette dynamique et cet attrait pour une alimentation durable et locale. Plus de 450 PAT ont vu le jour malgré le peu de soutien financier de l’Etat : en moyenne, les PAT bénéficient de 45 000 € d’appui, une somme dérisoire face à l’ambition de transversalité de ces projets.

De nombreux freins sont encore à lever pour agir sur l’ensemble de la chaîne alimentaire :
- L’accès à la terre demeure difficile et parfois verrouillé pour les nouveaux agriculteurs qui sont prêts à s’engager dans une logique d’approvisionnement local. Faute de terres disponibles, collectivités et porteurs de projet se recentrent sur des installations en maraîchage qui demandent moins de surfaces. Mais cette stratégie limite la portée de la relocalisation, pour des territoires qui ont aussi besoin de farine, de lait, de viande, de légumineuses, etc.
- Les outils de transformation ont grossi et se sont concentrés avec l’industrialisation de l’agriculture, limitant la possibilité de diversifier les fermes, faute d’outils de transformation à proximité. Des groupes de producteurs, soutenus par des collectivités, s’organisent pour mailler le territoire des outils nécessaires : meunerie, abattoir, pressoir, légumerie, etc.
- La demande locale ne soutient pas la production locale. C’est en train de changer. Depuis 2018, les cantines scolaires et publiques doivent proposer 50 % de produits durables, dont 20 % issus de l’agriculture biologique. Un levier à mobiliser pour soutenir les filières locales.
Pour amplifier les initiatives et structurer une véritable politique alimentaire territoriale, des changements doivent s’opérer au niveau national, avec un réel soutien financier et une réorientation des politiques agricoles et économiques.
L’enjeu est celui de la reconquête de l’autonomie alimentaire au sens de capacité à produire une alimentation durable de proximité, en limitant les flux, en densifiant les maillages d’acteurs, tout en organisant des solidarités et des complémentarités géographiques.
Conseil économique, social et environnemental, Pour une alimentation durable ancrée dans les territoires, 2020
Recommandations
Pour garantir une souveraineté alimentaire réelle et durable, il est crucial de transformer radicalement les politiques publiques afin qu’elles répondent aux besoins alimentaires de tous, protègent les ressources naturelles et valorisent le travail des agriculteurs et des agricultrices.
No money should be spent that do not support the path toward socially and environmentally sustainable food systems.
Aucun argent ne devrait être dépensé s’il ne soutient pas la voie vers des systèmes alimentaires socialement et écologiquement durables.
IPES-Food, Toward a common food and agriculture policy, 2019
Coordonner l’action publique pour un système alimentaire juste et durable
Toutes les politiques agricoles et alimentaires doivent être guidées par la nécessité de préserver les ressources et d’assurer une alimentation saine et accessible pour toutes et tous. Chaque euro dépensé doit soutenir des pratiques agricoles durables et socialement équitables.
- Réorienter la PAC vers une politique agricole et alimentaire commune (PAAC)
- Massifier les installations agricoles pour une agriculture nourricière et riche en emplois
- Démocratiser le système alimentaire
- Encadrer les acteurs de l’aval pour une transition agroécologique globale
Redonner du pouvoir aux territoires
Les territoires sont souvent les plus à même d’engager une transition globale du système alimentaire, en intégrant un plus grand nombre d’acteurs et en adaptant les solutions à leur contexte local. Pour aller plus loin dans cette dynamique, il est essentiel de renforcer le pouvoir d’agir des collectivités territoriales.
- Renforcer les collectivités territoriales pour une alimentation durable
- Financer durablement les stratégies alimentaires locales
