L’état des terres agricoles en France - Dossier thématique Rapport #1
La terre est omniprésente dans notre vie quotidienne : nous marchons et construisons dessus, nous nous alimentons grâce à elle, elle fait vivre plantes et animaux qui partagent cette planète avec nous et qui nous nous nourrissent. Au-delà de ces aspects visibles, la terre a des fonctions essentielles dont nous profitons sans même y penser. Elle participe à la qualité de l’eau que nous buvons, à celle de l’air que nous respirons. Sans une terre en bonne santé, la vie sur Terre ne peut être envisagée telle que nous la connaissons.
La terre est pourtant attaquée de toute part, sa santé se dégrade, sans qu’elle fasse la une des journaux. La terre disparaît chaque jour sous le béton, elle se dégrade sous l’effet des activités humaines, elle est partagée dans des mains toujours moins nombreuses qui décident de sa destinée.
Ce rapport a l’ambition de regarder la terre agricole dans son ensemble, de faire un état des lieux pour se demander comment mieux préserver et partager cette ressource essentielle et pourtant limitée, fragile, et non renouvelable à l’échelle humaine.
J'ai longtemps cru que le problème foncier était de nature juridique, technique, économique et qu'une bonne dose d'ingéniosité suffirait à le résoudre. J'ai lentement découvert qu'il était le problème politique le plus significatif qui soit, parce que nos définitions et nos pratiques foncières fondent tout à la fois notre civilisation et notre système de pouvoir, façonnent nos comportements.
Edgard Pisani, Utopie foncière
Des terres agricoles en perdition
Artificialisation : on n'arrête pas le béton
Chaque année depuis 40 ans, près de 55 000 ha perdent leurs fonctions agricoles et environnementales, une surface qui pourrait nourrir une ville moyenne comme Le Havre. La France fait partie des mauvais élèves, se situant au-dessus de la moyenne européenne d’artificialisation des sols.
Moins bien protégées que les espaces naturels et forestiers, les terres agricoles sont les premières victimes de l’artificialisation. Entre 2006 et 2014, les deux tiers de l’artificialisation des terres se sont effectués aux dépens des terres agricoles.
L’artificialisation des sols a des conséquences irréversibles pour les écosystèmes. Deux tiers des sols artificialisés sont imperméabilisés, principalement revêtus ou stabilisés, destinés aux routes, trottoirs, parkings, aéroports, installations portuaires, zones commerciales et entrepôts logistiques. Or, l’imperméabilisation des sols a des impacts environnementaux particulièrement dommageables.
Les sols scellés sont à la fois les plus pauvres en activité biologique et biodiversité, les plus susceptibles de provoquer du ruissellement des eaux pluviales, et à contribuer à la formation d’îlots de chaleur urbains.
Rapport d’expertise collective de l’INRA et de l’IFSTTAR, 2017
La couverture du sol par une surface imperméable perturbe tout le fonctionnement de l'écosystème, qu’il s’agisse du cycle atmosphérique, de l'eau et des éléments nutritifs. Elle affecte la capacité du sol à fournir de nombreuses fonctions écosystémiques dont la production de biomasse, la régulation de la qualité de l'eau, la régulation du climat ou encore l'amélioration de la qualité de vie en ville.
Une fois artificialisé, un sol peut difficilement retourner à sa qualité naturelle car il faut déconstruire, dépolluer, désimperméabiliser, décompacter, réintroduire de la végétation et le reconnecter aux écosystèmes naturels environnants. Le processus n’est pas impossible, mais il est très long, et les coûts sont estimés entre 90 et 300€ par mètre carré de terre, soit pour les 570 km2 artificialisés par an en France, un coût entre 50 et 170 milliards d’euros.
Quand on imperméabilise un sol, il n’y a pas de retour en arrière possible. À l’échelle humaine, ce sol est perdu.
Isabelle Feix, Experte Sol, ADEME
Dégradation des sols : des milieux qui ne fonctionnent plus
Hormis l’artificialisation, les terres subissent de très fortes dégradations sous l’effet des activités humaines, dont l’agriculture conventionnelle, qui cherche à maximiser la production par l’utilisation importante d’intrants comme les engrais chimiques ou les pesticides. Ceux-ci portent atteinte à l’ensemble de l’écosystème, tuant les insectes et invertébrés indispensables au fonctionnement des sols, polluant les rivières et les milieux aquatiques, détruisant les habitats naturels et les sources de nourriture des animaux. Ces pratiques agricoles ne sont pas durables en termes de consommation de ressources naturelles, d’impacts sur le climat et la biodiversité ou encore de santé. Poursuivre dans cette voie, c’est hypothéquer définitivement la capacité de la terre à nous nourrir et à faire vivre les espèces animales et végétales qui en dépendent.
Le haut niveau de productivité rendu possible par l’intensification de l’agriculture s’est réalisé au prix d’atteintes à la biodiversité et à la qualité des sols, qui érodent lentement mais sûrement le capital productif agricole, compromettant par là-même notre capacité future à produire.
Rapport du sénat « Vers une alimentation durable : Un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France », 2020
En émettant trois gaz principaux (méthane, protoxyde d’azote et dioxyde de carbone), l’agriculture contribue à hauteur de 19% des émissions de gaz à effet de serre (GES) françaises en 2019. L’élevage est la principale source d’émissions de méthane. Les cultures sont les principales responsables du protoxyde d’azote dégagé par le secteur, provenant des apports azotés sur les sols cultivés avec l’épandage de fertilisants. À cela s'ajoutent les émissions de CO2, issues des consommations d’énergie fossile par les engins agricoles
D’autres techniques agricoles existent pour limiter le travail du sol, supprimer les pesticides, diminuer les doses d’intrants et favoriser le recyclage du carbone dans le sol. Ces techniques proposent de produire avec la terre et son écosystème et non à ses dépens. Elles ont la capacité de produire une alimentation saine pour l’ensemble des Français, tout en respectant l’environnement et la biodiversité.
Être paysan, c’est une autre façon d’être acteur d’un territoire, plus petit qu’une réserve naturelle, mais en étant tellement plus efficace !
Antoine ponton, paysan sur la ferme de la Giraudière (53)
Des terres sans paysan·nes
Concentration des terres : des fermes moins nombreuses et toujours plus grandes
La France compte 389 000 fermes selon le dernier recensement agricole de 2020, soit environ 100 000 de moins qu’en 2010, une baisse de 20% en dix ans. Dans le même temps, la taille moyenne des fermes a augmenté de 25% pour atteindre 69 hectares. Elle a plus que doublé en 30 ans. Ces chiffres montrent la tendance lourde à la concentration des terres.
Les orientations politiques promues par les différents gouvernements depuis les années 1960 ont donc porté leurs fruits, en recomposant très fortement la taille, le nombre et les modes de mise en valeur des fermes. Mais ces orientations semblent aujourd’hui dépassées, incapables d’enrayer la course à l’agrandissement des fermes, malgré la baisse constatée des rendements agricoles et les effets destructeurs sur la biodiversité largement documentés.
L’agrandissement des fermes est aussi alimenté par la Politique agricole commune (PAC), dont l’essentiel des aides est alloué en fonction des surfaces travaillées. Entre 2005 et 2016, l’Union européenne a ainsi perdu plus de 4 millions de fermes. Les fermes de plus de 100 ha représentent 3% du total des fermes européennes et la moitié de la surface agricole utile.
La baisse des emplois agricoles a suivi sensiblement les mêmes tendances, dramatiques, que la disparition des fermes. En 20 ans, 320 000 emplois agricoles (équivalent temps plein) ont été détruits. Les chefs d’exploitations ne représentent plus que 1,5% de la population active. Comme les grandes unités de production emploient proportionnellement moins de main-d'œuvre que les plus petites, la destruction d’emplois a été accélérée par la concentration des terres. Chaque fois qu’une ferme moyenne de 53 hectares est absorbée par une ou plusieurs autres fermes, c’est l’équivalent d’un emploi sur le territoire qui est perdu.
La part du salariat agricole a fortement augmenté ces dernières décennies et représente désormais un tiers de l’emploi agricole. Cette hausse dissimule en réalité l’effondrement du nombre de paysans, faisant mécaniquement augmenter la part des salariés agricoles. Ces derniers sont largement employés sous des statuts précaires (CDD, saisonniers, apprentis) qui représentent la moitié du volume de travail salarié et 80% des personnes salariées au cours de l’année dans les fermes françaises.
Pour faire face à la baisse des actifs agricoles, les fermes françaises ont aussi recours au travail à façon, qui constitue une tendance de fond de l'agriculture française. Le marché de la prestation de service est ainsi estimé à 4 milliards d’euros en agriculture. Si la plupart des sous-traitants propose de réaliser des tâches précises, d'autres ont développé une large gamme de services, jusqu’à la gestion intégrale de la ferme. En 2016, 1 ferme sur 8 en grandes cultures pratique la délégation intégrale des travaux.
Une concentration excessive des terres agricoles divise la société, déstabilise le milieu rural et met en péril la sécurité alimentaire, ce qui nuit aux objectifs écologiques et sociaux européens.
Rapport du Parlement européen sur l’état des lieux de la concentration agricole dans l’Union européenne, 2017
La France a su historiquement affirmer la spécificité des terres agricoles et leur donner un cadre réglementaire fort pour réguler le marché et limiter l’agrandissement des fermes. En plus du statut du fermage, adopté en 1946 et qui protège le fermier, locataire de terres, face aux propriétaires, elle se dote dans les années 1960 de deux outils complémentaires de politique foncière : le contrôle des structures et les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer). Ces deux outils ont permis de ralentir la concentration des terres et la disparition de fermes, et ont limité le renchérissement des prix des terres agricoles. Cependant, ces outils de régulation sont devenus inadaptés face à l'émergence de nouveaux défis tels que la financiarisation des marchés fonciers, mais aussi pour aider l’émergence d’une nouvelle génération d’agriculteurs.
Accès à la terre : un frein au renouvellement des générations
En 2020 selon les premiers résultats du recensement agricole, un quart des agriculteurs ont 60 ans et plus et devraient partir à la retraite d’ici à 2030. Près de 5 millions d’hectares devraient changer de main d’ici à 2030, ce qui représente près d’1/5ème de la surface agricole utile actuelle.
En 2019 on compte environ 21 000 départs à la retraite d’agriculteurs pour 13 400 nouvelles installations, ce qui signifie qu’un agriculteur sur 3 partant à la retraite n’est pas remplacé.
La transmission d’une ferme à une nouvelle génération de paysans est une opportunité d’accélérer la transition écologique, de créer de l’emploi dans les territoires concernés et favoriser l’évolution des pratiques agricoles. Malheureusement, aujourd'hui deux tiers des surfaces libérées conduisent à l’agrandissement des fermes déjà existantes.
L’accès à la terre agricole est une des barrières principales pour des personnes, de plus en plus nombreuses, qui souhaitent s’installer mais ne sont pas issues du milieu agricole.
Le prix des terres en France a en moyenne doublé en 20 ans. La surface moyenne d’installation étant de 35 ha, à un prix moyen en 2020 de 6 080€ par hectare, il faut 200 000€ d’investissement rien que pour acheter les terres agricoles. Outre le prix d’accès à la terre, il existe une réelle inadéquation entre les fermes à céder et les projets d’installation. L’augmentation de la surface des fermes, la spécialisation et la mécanisation des pratiques ont transformé l’outil de production (terres, bâti, machines, etc.), générant une augmentation du coût de reprise, mais également un décalage par rapport aux nouveaux projets agricoles, plus à l’écoute des attentes sociales et environnementales.
Les femmes représentent près d’un tiers des paysans, un chiffre qui stagne depuis plus de 10 ans. Pourtant, elles représentent la moitié des effectifs de l’enseignement agricole et un tiers de nouveaux installés. Mais l’accès aux facteurs de production, et notamment aux terres agricoles, est plus difficile pour les femmes. Elles doivent souvent affronter la défiance des organismes prêteurs et des propriétaires terriens, ce qui les contraint à se reporter sur des fermes plus petites. Les prêts bancaires qu’elles obtiennent sont plus modiques, et le recours à d’autres structures financières accroît leur taux d’endettement à l’installation. Il en découle des prêts sur des durées plus longues que pour les hommes.
Je suis l’exploitante et mon compagnon est conjoint collaborateur. Pourtant, lors de la signature des baux, le propriétaire ne s’adressait qu’à mon compagnon, jamais à moi. Ils ont parlé de la qualité des terres, du drainage, du prix, de la surface... à aucun moment, ils ne m’ont inclus dans la discussion... J’ai simplement été invitée à signer en bas de page. Dans le milieu paysan, je ne suis pas considérée comme la responsable de la ferme, la sachante, la compétente... même si administrativement, on a fait un choix atypique !
Témoignage publié dans Femmes paysannes, s’installer en agriculture, freins et leviers, FADEAR, 2020
Quelles terres pour notre alimentation ?
Avec près de la moitié de sa surface dédiée à l’agriculture, une production agricole qui pèse 77 milliards d’euros, la France est un des plus gros producteurs agricoles mondiaux. Comment expliquer alors que le besoin fondamental de “se nourrir” ne soit pas assuré pour l’ensemble de la population ? D’après l’étude individuelle nationale des consommations alimentaires, 22% des ménages avec enfant sont en insuffisance alimentaire. La France dispose pourtant de la surface nécessaire pour nourrir l’ensemble de ses habitants.
Mais les choix actuels sur l’usage des terres rendent en réalité notre alimentation quotidienne dépendante de millions d’hectares cultivés dans des pays voisins (et souvent très lointains), et du transport international de marchandises. Ainsi, la moitié des fruits et légumes consommés en France sont importés !
En perturbant fortement les échanges internationaux, la crise sanitaire a révélé la vulnérabilité de ce modèle alimentaire. Elle a aussi permis aux consommateurs et au monde politique de prendre une nouvelle fois conscience de la nécessité de relocaliser notre alimentation en favorisant les cultures et les circuits de consommation de proximité. Et c’est possible. Selon le simulateur Parcel, si nous diminuons de 25% notre consommation de produits d’origine animale, la surface agricole de la France est suffisante pour assurer notre autonomie alimentaire. Et si nous réduisions de moitié notre consommation de produits animaux, il nous resterait un tiers de surfaces agricoles à affecter à d’autres usages comme la vigne, la production de matériaux et d’énergie, ou encore des productions destinées à l’exportation.
Cela ne va pourtant pas de soi : relocaliser implique des engagements forts pour destiner la terre agricole à des productions vouées à l'alimentation locale, pour accompagner l’agriculture vers plus de résilience notamment vis-à-vis de la ressource en eau, et pour favoriser la constitution de nouvelles filières (de la production à la transformation, la distribution). Elle demande aussi de penser une solidarité accrue entre les territoires et entre les populations au risque sinon de mettre en concurrence directe les villes françaises pour leur approvisionnement local.
Il n’y a pas deux fonctions séparées qui seraient l’une de produire, l’autre de consommer, mais une seule activité partagée : se nourrir. Cela suppose une délibération en commun pour déterminer comment nous souhaitons vivre.
InPACT, Rencontres nationales des agricultures : Manger c’est d’un commun !, 2016
La démocratie foncière, c'est-à-dire le renforcement du pouvoir citoyen sur les choix concernant l’avenir des terres agricoles, en est une condition sine qua none.
Agir pour protéger et partager les terres agricoles
Dans un monde en profonde mutation, la régulation des terres agricoles est aujourd’hui mise à mal, trop souvent contournée ou fragilisée. Face à l’ensemble de ces constats, nous prenons la mesure des enjeux et enjoignons les pouvoirs publics français à agir en urgence.
Adopter une grande loi foncière
- Préserver les terres agricoles et leur usage agricole en luttant contre l’artificialisation
- Faciliter l’accès aux terres aux personnes porteuses de projets agricoles
- Favoriser des pratiques agricoles écologiques
- Développer une gouvernance démocratique et transparente des terres agricoles
Agir localement
Afin que la loi ne soit pas « hors sol », les collectivités territoriales ont un rôle essentiel à jouer dans la maîtrise et l’orientation des terres agricoles. À travers leurs différentes compétences, elles sont déjà confrontées aux problématiques foncières, qu’il s’agisse de politiques liées à l’installation et à l'emploi, à l’aménagement du territoire, à l’alimentation, à l'énergie et à la protection des sols, de l'eau et de la biodiversité.
Face à la complexité de la situation, les collectivités ne perçoivent pas toujours les terres comme une réponse. Pourtant de nombreux outils règlementaires, fiscaux, de planification foncière ou d’intervention existent pour répondre à ces enjeux. Au-delà des outils, il est crucial d’animer le dialogue territorial, en associant une pluralité d’acteurs aux intérêts parfois divergents, propriétaires, agriculteurs, citoyens, associations et autres professionnels.
Orienter le cadre européen au service d’une meilleure gouvernance foncière
Les politiques de l’Union européenne ont des impacts multiples et importants sur les terres agricoles, qu’elles contribuent à détériorer ou concentrer, au détriment des fermes de petite et moyenne taille, de l’emploi agricole, des circuits alimentaires locaux et des écosystèmes. Il faut donc :
- Réformer la PAC au service de l'agroécologie et de l'installation
- Créer d’un Observatoire européen des terres agricoles
- Adopter un cadre législatif cohérent, efficace et transparent, applicable dans tous les Etats membres pour orienter les politiques sectorielles de l’UE, ainsi que la gouvernance foncière des Etats membres